Pour le philosophe Alexandre Jollien, « il faut s’insurger contre la dictature du « moi je » »
L’écrivain et philosophe suisse, handicapé de naissance, est une voix qui
apaise en ces périodes troublées. Son credo : « La joie, la paix et
la générosité en tout ». Dans ce long entretien, il parle de la crise de
la Covid-19, de l’individualisme de nos sociétés, de souffrance mais aussi
d’espérance et de travail sur soi. Passionnant.
Le
philosophe et écrivain suisse Alexandre Jollien. | AFP/JOËL SAGETAfficher
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Ouest-FranceRecueilli par Édouard
REIS CARONA.Publié le 26/04/2021 à 11h05
Philosophe et écrivain, pourquoi
n’aimez-vous pas qu’on vous présente comme un intellectuel ?
Mon rapport à la philosophie est d’ordre
affectif. Je n’ai pas une pensée précise ni une vision globale sur
l’épistémologie (études et réflexions sur les sciences, NDLR) ou la politique.
En ce sens, je ne suis pas un intellectuel. Dès mon adolescence, j’ai glané
dans la tradition philosophique des outils pour essayer de moins souffrir,
comprendre le monde et, surtout, glaner une joie inconditionnelle. Celle que je
devinais chez mes camarades d’infortune, des êtres meurtris dans leur chair.
Finalement, c’est comme un coup de foudre. On est libre et déterminé à la fois.
C’est ça le mystère, la liberté ne s’oppose pas au hasard, au déterminisme, à
mille influences venues du dehors et du dedans.
Vous avez signé plusieurs best-sellers consacrés à la joie ou à l’éloge de
la faiblesse. La construction de soi est-elle un combat ?
Je pense que s’il y a des luttes et des combats journaliers, le centre de
notre existence n’est pas pris dans une lutte sauf à nous conduire
inévitablement à l’épuisement. Tous les combats ne sont pas bons ni profitables.
Le philosophe grec Épictète donne un enseignement clair, limpide, simple : «
Parmi les choses, certaines dépendent de nous, d’autres pas. » Si l’on dilapide
notre énergie en de vains combats, c’est l’épuisement, le découragement. Chaque
jour, dès son réveil, se demander quels sont les grands chantiers d’une vie et
s’y lancer allègrement.
Comment trouver du réconfort dans un tel contexte anxiogène ?
ChögyamTrungpa, un maître tibétain que j’aime énormément – avec Nietzsche,
c’est celui qui me soutient le plus au quotidien – m’apprend à renoncer à toute
sécurité. La détente, la joie, c’est cesser de lutter, cesser d’aspirer à
quelque bunker spirituel. Ce qui m’apaise aussi, c’est la rencontre, cheminer
avec des amis dans le bien, avancer et poser des actes. Rien de pire que
l’immobilisme. Dès que je patine dans une souffrance, dès que je m’engonce dans
la tristesse, je me demande quel acte je peux accomplir pour aller un peu
mieux.
Vous traversez des périodes de grandes souffrances. Il faut être capable de
dire quand on va mal ?
La vie spirituelle réclame souvent un chemin de crête. À la fois, c’est en
nous qu’il y a ultimement les ressources mais, pour y accéder, il faut parfois
passer par l’autre. Car seul avec soi-même, on peut s’engouffrer, s’enliser.
C’est une grande force que de pouvoir demander de l’aide, être clair face à ses
attentes, ses besoins.
« On galope de plus en
plus vers un individualisme forcené »
Comme exprimer ce besoin de l’autre ?
Dans une société individualiste comme la nôtre où on marche à la
performance et à la compétition, c’est un sacré courage de ralentir et de dire
qu’on n’en peut plus. Je crois beaucoup en l’amour inconditionnel, accueillir
l’autre avec les saisons de son âme, avec ses blessures. Quand j’allais mal,
j’ai souvent rêvé d’un guichet où l’on serait accueilli sans jugement. Nous
pouvons être ce guichet pour les autres.
La gestion de la pandémie est-elle solidaire selon vous ?
Je serai le dernier à vouloir juger une société. Bien sûr, il y a le
mauvais comme le meilleur et c’est un cadeau qu’on ait pu enfin réaliser
l’extrême bienveillance du personnel soignant, des employés des magasins… On
galope de plus en plus vers un individualisme forcené et si la crise permettait
de remettre en cause ces schémas, on pourrait avancer sacrément. D’urgence, il
faut réhabiliter le « nous ». Une société n’est pas un parcage de « je »,
d’entités séparées : c’est la réunion de femmes et d’hommes libres et généreux.
Alexandre Jollien. | AFP
Croyez-vous que les choses vont vraiment
changer avec cette crise ?
Le monde d’après ? J’attends pour voir… Les jours où je n’ai pas trop le
moral, j’ai tendance à croire qu’on va repartir comme en 40… Mais à force de
courir droit dans le mur, peut-être commence-t-on à percevoir le danger. La solitude,
l’isolement, l’injustice, la précarité des personnes. Ce constat, cette urgence
peuvent amener à une mobilisation collective. L’individualisme n’est pas une
fatalité. Justement, être rebelle, c’est s’insurger doucement contre la
dictature du « moi je ».
« Une écologie doit
être sociale, généreuse »
Votre regard sur la politique, les
grands enjeux du monde, les défis climatiques qui s’annoncent ?
À mes yeux, l’image des politiciens est vraiment entachée. À l’institut où
j’ai vécu, une fois par année, des politiciens locaux venaient nous trouver
dans le paternalisme, la pitié sirupeuse et la condescendance. Aussi, dans ma
mythologie personnelle, les politiciens éveillent-ils une certaine méfiance. Ce
qui est vital, c’est de remettre au centre le bien commun, bien commun qui ne
gomme pas les différences, les singularités mais où chacun a sa place. La
grande question de l’écologie, c’est comment habiter notre commune maison.
L’étymologie du mot vient de là d’ailleurs. Une écologie doit être sociale, généreuse.
Cette instabilité permanente touche d’abord les plus fragiles…
Beaucoup de gens n’ont pas eu besoin d’attendre la réalité du Covid pour se
ramasser de plein fouet le tragique de l’existence, la fragilité. Le Bouddha
rappelle que tout est éphémère, même la souffrance qui est omniprésente, qui
est grumeleuse comme dit le bouddhiste tibétain Trungpa, qui nous colle, qui
nous bloque et nous enserre. À nouveau, je crois que la seule réponse au
tragique qui est exacerbé par le Covid, c’est la solidarité, le collectif, le
bien commun. Face à l’instabilité, l’impermanence, nourrir le lien à l’autre,
un lien inconditionnel, un lien qui répare, qui est présent, qui ne lâche
jamais la main de qui en a besoin.
« Il est urgent de se
demander pourquoi on fait société »
Pourquoi ne parvient-on pas à vivre avec
l’imprévu. Cela fait partie de la vie, non ?
Il y a peu, je rencontrais Jean-Pierre Brouillaud, un écrivain qui est
malvoyant. Un maître en sagesse espiègle. Il m’a dit que dans sa vie, tout
était imprévu, un trottoir, une porte, un escalier, tout. Face à cet imprévu,
il m’a raconté qu’il y a en gros deux grandes réactions : la peur ou
l’émerveillement. Se réveiller chaque matin en se disant : Waouh ! Qu’est-ce
qui va nous arriver ? Sans tomber dans un optimisme béat, ni verser dans la
méthode Coué, je pense que l’imprévu peut devenir le lieu de l’émerveillement,
de l’accueil. Reste à liquider la peur et c’est un sacré boulot.
Cette crise rappelle aussi le rôle central des États dans l’organisation
même de nos vies…
De l’État, Nietzsche dit que c’est le plus froid des monstres froids. La
crise que nous traversons nous permet d’interroger notre rapport à l’État,
notre confiance dans les personnes qui gouvernent. Qu’est-ce que l’État ? Un
organe oppressant, un filet de sécurité, une aide ? Il est urgent de se
demander aussi pourquoi on fait société, pourquoi on se rassemble, on s’unit ?
Comme disait Aristote, l’homme est un animal politique. On s’épanouit dans un
groupe, dans une communauté, à travers des liens.
La défiance à l’égard des vaccins, vous en pensez quoi ? Pourquoi se
vaccine-t-on ?
Pour se protéger assurément, pour essayer de passer l’hiver comme me disait
une voisine… mais aussi par solidarité. Au début du confinement, nos enfants
ont d’emblée compris qu’il fallait respecter les gestes barrières pour protéger
les plus vulnérables. J’ai été profondément touché. C’est la vraie solidarité.
La tentation serait de vivre planqué, de ne penser qu’à soi alors que le vaccin
permet de soulager les plus démunis, tous.
Comment se fondre dans le consensus que réclame la situation du moment ?
J’ai une peur panique devant l’administration. Après tout, j’ai été casé
dans une institution sans autre forme de procès. C’était traumatisant. Dans
cette institution, aucun tiers bienveillant, aucun regard extérieur, zéro
transparence. Depuis, l’administration revêt pour moi le caractère d’une
menace, le danger de l’arbitraire. Pourtant, sur ce coup-ci, je fais
entièrement confiance à nos autorités. Je sais, j’imagine que leur mission est
difficile et je me plie à leurs consignes. Quelqu’un m’a dit que c’était
baisser sa culotte, nier son libre arbitre. Au contraire, je crois que le
sommet de la liberté peut, dans certains cas, être l’adhésion totale, la
confiance, l’abandon. D’ailleurs, quelle alternative ?
« Tout est dans la
façon de glaner le bonheur ici et maintenant »
Vous dites « qu’on vit dans une société
désillusionnée ». C’est-à-dire ?
Sans caricaturer, avec le déclin des religions et leurs promesses d’un
paradis, on a tendance à ne chercher désormais le bonheur qu’ici et maintenant
et souvent dans la jouissance immédiate. Du moins, beaucoup d’entre nous. Or,
tôt ou tard, l’insatisfaction peut nous guetter. Tout est dans la façon de
glaner le bonheur ici et maintenant. Avec Épicure, au lieu de se demander ce
qu’il me faut pour être heureux, on peut s’interroger sur comment être heureux
ici et maintenant, s’ouvrir à la joie, se donner, s’aimer.
Comment avez-vous parlé de la Covid à vos enfants ?
J’ai honte de le dire mais le premier confinement a été une période bénie
pour nous en dehors de la tristesse qu’avaient les enfants de ne pas aller à
l’école car ils aiment énormément l’école. Bénie parce qu’on pouvait enfin
ralentir, se retrouver. On avait institué deux moments de méditation dans la
journée, le matin et le soir. Occasion de tout se dire, de décharger les cœurs,
de partager. Chaque membre de la famille avait aussi choisi une vertu à
développer. La confiance, la patience… Ce qui nous pesait le plus, c’était la
souffrance du monde, l’impuissance, la précarité, les injustices, l’inégalité
de traitement. Le grand défi a été de conjuguer, dans le quotidien, prudence et
confiance.
Ce virus ne fait-il pas perdre cette insouciance dont nous avons tant
besoin ?
Nul doute que dans 20 ans, nous nous souviendrons de ce moment qui sera
comme un point GPS. C’est rigolo que vous parliez d’insouciance car mon
prochain livre porte précisément sur ce grand défi inspiré de ChögyamTrungpa, à
savoir concilier l’insouciance et l’engagement, la liberté intérieure, le
détachement et la solidarité. Sacré boulot là aussi !
Vous appelez à « une éducation qui forme des esprits libres »…
La liberté est peut-être une norme transcendante, c’est-à-dire
inaccessible. Ce qui importe le plus, c’est la libération. Comme disait Érasme,
on ne naît pas homme, on le devient. Et comme l’écrivait Simone de Beauvoir, on
ne naît pas femme, on le devient. Nous sommes appelés à nous libérer des
passions tristes, des préjugés avec les moyens du bord, au cœur de nos
blessures et de nos traumatismes. Éduquer, à mes yeux, ce n’est pas former ni formater
mais donner des clés, ouvrir des voies, accueillir inconditionnellement l’autre
pour qu’il devienne ce qu’il est au fond du fond.
Installé en Suisse, Alexandre Jollien
parle de la pandémie que traverse le monde. | AFP
Vous trouvez que trop de gens parlent
trop pendant cette crise. Chacun y va de son avis et ça participe à la
confusion ?
En répondant à vos questions, je m’interroge sans cesse si je ne suis pas,
précisément, en train de donner des leçons. C’est extrêmement délicat. Il n’y a
pas de recette mais en même temps, nous avons tous, au fond du fond, des
outils. Là aussi, apprendre à faire confiance à ceux que l’on considère, après
examen, comme des experts, et ne pas prêter l’oreille à tous ceux qui courent
sur les plateaux télé. Oser un autre rapport au temps que celui de l’urgence.
La prudence est urgente, la réflexion, les conclusions appellent plus de temps.
« Dépouiller le regard
pour envisager celui qui nous fait face »
Un être humain n’est pas fait pour vivre
confiné. Comment peut-on s’adapter à une vie de contraintes ?
Si on veut jouer aux échecs et gagner, on doit en connaître les règles. Un
fou, par exemple, n’avance pas à sa guise, pas plus que la reine ou les pions.
Le quotidien offre des contraintes. Précisément, la liberté c’est connaître à
fond les règles du jeu pour bâtir la liberté dans ce cadre-là. Je sais, c’est
vite dit, mais profondément, c’est ce qui m’aide à vivre la réalité du
handicap.
Quel regard portez-vous sur votre parcours ? Vous arrive-t-il de vous
surprendre ? D’où vient cette force ?
Vous évoquiez la peur du rejet. Il me semble que je pourrais franchir un
pas en osant encore plus la sincérité. J’ai encore trop peur du jugement, du
qu’en-dira-t-on et cela m’enferme dans des rôles. Si j’ai de la force, elle me
vient de mes proches, de l’amour inconditionnel qu’ils me donnent et de la joie
de pouvoir progresser chaque jour sur un chemin chaotique mais ô combien
précieux.
Votre credo c’est « la joie, la paix et la générosité en tout ».
D’où vous vient cette force ? Plus que le bonheur et la sérénité, j’aspire
à la joie et à la paix qui me semblent plus compatibles avec les hauts et les
bas de l’existence. Aujourd’hui, fleurissent toutes sortes de concessionnaires
en bonheur. Je doute, pour ma part, qu’il y ait une marche à suivre, une
recette. Spinoza dit que la joie est une passion. On ne peut pas claquer des
doigts pour la faire apparaître. L’exercice spirituel c’est de se rendre
disponible, se désencombrer des émotions perturbatrices pour la laisser
advenir. Pareil pour la générosité : elle ne saurait s’arracher au forceps. En
quelque sorte, il s’agit de trois boussoles qui aident sur le chemin.
En 1993, alors étudiant en école de commerce, vous tombez sur un ouvrage de
Platon qui invite à « vivre meilleur plutôt qu’à vivre mieux ». Une révélation
?
Ce n’est rien de le dire. Toute ma vie je m’étais efforcé de travailler sur
l’extérieur, sur les apparences. Il fallait rentrer dans des normes, effacer le
plus possible la différence pour ne plus être rejeté. L’intuition socratique
m’a déboussolé, si je puis dire. Le trésor se cachait à l’intérieur, le boulot
c’était l’intériorité, la façon d’appréhender le monde, de se sculpter
soi-même. En un sens, et c’est magnifique, la joie est accessible à tous grâce
à la solidarité, le travail de soi et le souci des autres. Au lieu de mendier à
l’extérieur une identité, j’ai essayé tant bien que mal de descendre au fond du
fond.
Vous invitez à « assumer ses singularités » et à « briser les étiquettes »
?
Je préfère la notion de singularité à celle de différence car cette
dernière nous installe toujours sur le terrain de la comparaison. Assumer sa
singularité, c’est devenir éminemment soi-même, vivre à partir de
l’intériorité, ne plus se plier à des rôles sociaux, décaper le verni sans se la
jouer anticonformiste ni verser dans l’affirmation de soi.
Difficile de trouver la joie quand on est sans cesse en réaction, quand on
rue en permanence dans les brancards. Le rebelle est celui qui ne se contente
pas de l’ordre établi, des injustices mais qui reste dans la vie, dans
l’ouverture, sans amertume. Sa colère part d’un élan vital, non de l’ego.
Briser les étiquettes c’est inviter à voir autrement.
Martin Heidegger parle d’équivoque, de notre tendance à enfermer l’autre
dans nos catégories mentales et de tout le temps ramener à soi, l’expérience
d’autrui. Briser les étiquettes, c’est voir l’individu. Il s’agit de dépouiller
le regard, pour envisager celui qui nous fait face. Pour Emmanuel Levinas,
rencontrer l’autre c’est être tenu en éveil par une énigme.
Alexandre Jollien a signé notamment deux
ouvrages à succès avec le psychiatre Christophe André et le moine bouddhiste
Matthieu Ricard. | AFP
C’est dans le regard des autres que l’on
mesure son handicap ?
Oui, sur le handicap physique, psychique ou mental – je tremble en
utilisant ces étiquettes – peut se greffer un handicap social. Être jugé,
catégorisé par le regard de l’autre. Les médias ont une responsabilité énorme :
nuire à la bêtise comme dirait Nietzsche, inviter chaque lectrice et chaque
lecteur à aller au-delà des préjugés, à oser la rencontre. Toute la voie
spirituelle consiste, à mes yeux, à ne plus carburer au désir de plaire, au
besoin d’approbation pour aimer d’un pur amour.
Je le dis très franchement, pardon pour l’image, parfois, avec le handicap,
j’ai l’impression de me trimbaler avec un bout de merde sur le front tant les
regards apitoyés, curieux, surpris ou condescendants me rappellent la
différence. D’où peut-être, ancrée en mon intériorité, la peur d’être rejeté.
Précisément, entrer dans la liberté, c’est, sans tomber dans l’indifférence,
s’ouvrir à l’autre, ne plus vouloir à tout prix se protéger, aimer sans
pourquoi.
Vous avez vécu dix-sept ans en institution, parmi, dîtes-vous, les «
estropiés, nains, boiteux, thérapeutes… »
Ce parcours m’a rendu exsangue. Vivre avec un handicap, ça ressemble à un
incessant marathon. Ça requiert une telle énergie au quotidien pour ne pas se
laisser entraîner par l’amertume, la fatigue. Ce qui importe, c’est s’investir
maintenant, ne pas se charger d’exigences trop lourdes, avancer vers la joie,
essayer de conduire une vie plus solidaire.
« Concentrons-nous sur
les véritables injustices »
Vous dîtes qu’être handicapé c’est un
manque de chance mais pas une injustice. Pouvez-vous nous expliquer cela ?
Si le sentiment d’injustice est éminemment légitime face à la souffrance,
en toute rigueur, l’injustice a lieu quand il y a une volonté de nuire, d’être
malveillant, quand cela implique un agent moral. Or, le handicap est le fruit
d’un manque de bol. Il n’y a personne contre qui je puisse pester. Même si Dieu
existe, je crois qu’il n’y est pour rien dans l’affaire. S’il y a des vains
combats, il y a des engagements qui nous grandissent. Concentrons-nous sur les
véritables injustices, celles qui peuvent être corrigées.
Se plaindre, est-ce un réflexe naturel ?
Comme dit L’Ecclésiaste, il est un temps pour tout. La plainte est
salutaire quand elle permet de vider, de crever les poches de pus, lorsqu’elle
permet de passer à autre chose. Ne pas réprimer la plainte sans qu’elle
devienne un mode de vie, le centre d’une existence, voilà le défi ! Ne plus se
mentir, voir les tristesses qu’on abrite et avancer, c’est une sacrée étape sur
le chemin.
« La philosophie offre
un art de vivre »
En quoi la philosophie peut être utile
dans ces moments-là ?
Le confinement, précisément, m’a permis de redécouvrir les classiques. À
mes yeux, la philosophie antique notamment offre un art de vivre, elle permet
d’inscrire sa vie dans une dynamique. Là aussi, il ne s’agit pas de délivrer
une marche à suivre, des modes d’emploi mais d’essayer d’appliquer un outil
spirituel au quotidien.
Par exemple, celui proposé par Nietzsche dans Humain trop humain :
se lever chaque matin en se demandant si, ce jour-là, on peut faire plaisir à quelqu’un.
C’est tout con, tout simple et ça peut orienter une journée. Le soir, à la
Sénèque, demander à son âme qu’est-ce qu’on retient de la journée, en quoi on
est devenu plus sage, qu’est-ce qui nous reste à travailler. Ça aussi c’est du
concret…
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